vendredi 5 septembre 2014

Le Rangaku : les études hollandaises

Par Romaric Roynette

Le Rangaku désigne l’ensemble des connaissances présentes au Japon développées à partir des contacts avec les néerlandais de l’île de Dejima, à Nagasaki, pendant la période d’Edo et du Sakoku.

Grâce au Rangaku, le Japon a évité un isolement technologique total. Il a pu suivre, au moins partiellement, l’évolution des savoirs qui se développaient à ce moment là très rapidement en Europe.

Le niveau scientifique atteint par le Japon à la fin d’Edo lui permet ensuite d’assimiler très rapidement l’immense flux d’informations et de techniques nouvelles auquel il a accès à partir de 1854, date de la fin du Sakoku.


I/ Contexte du développement du Rangaku

Présence des néerlandais au Japon
Les néerlandais sont les seuls européens autorisés à avoir des contacts avec le Japon. Basé à Dejima, ils bénéficient de l’exclusivité du commerce international, très mince au Japon à l’époque d’Edo.
Dans de nombreux  domaines du savoir, les japonais achètent et traduisent de nombreux livres au néerlandais. Ils ont aussi accès, en de très petites quantités, à des produits manufacturés à la pointe de la technologie de l’époque : horloges, instruments médicaux, globes terrestres et célestes, cartes, graines de végétaux…)
Les scientifiques néerlandais se livrent aussi à des démonstrations scientifiques : par exemple le phénomène électrique ou le vol d’une montgolfière au début du 19°s.

Les Pays bas, un des pays les plus avancés au  monde à l’époque moderne
Les Pays Bas septentrionaux, appelés alors ‘provinces unies’ sont à l’époque moderne (17 et 18°s) un des pays d’Europe les plus avancés sur le plan scientifique et un des pays les plus prospères économiquement. Cette époque est souvent qualifiée de « siècle d’or néerlandais ».
Le dynamisme des Pays Bas est  alimenté par la grande liberté qui y règne, notamment sur le plan religieux. Quand la France par exemple, est traversée de tensions entre les catholiques et les protestants , les Pays Bas accueille les protestants persécutés ailleurs. Formant des communautés en général très éduquées, les protestants réfugiés contribuent pour une grande part à l’essor de leur pays d’accueil. Affluent aussi vers ce pays , des hommes de sciences, des philosophes, des artistes, qui y trouvent une grande liberté de création et de pensée.
Ainsi de nombreux penseurs et artistes étaient d'origine étrangère : Frans Hals naquit à Anvers, Vondel à Cologne de parents anversois, Constantin Huygens était le fils d'un juriste brabançon. De même pour les plus grands noms de la philosophie : Descartes, Spinoza, Locke, Bayle.

Si tous les habitants ne sont pas de savants évidemment, le niveau générale de l’instruction est le plus élevé d’Europe à l’époque moderne.

La présence des néerlandais à Dejima, qui n’a pas été autorisé pour ces raisons au départ, se révèle une aubaine sur le long terme pour le Japon.


La diffusion des livres étrangers au Japon
Des milliers de livres ont été traduits, imprimés à l’époque d’Edo. Les villes japonaises étaient parmi les plus peuplées au monde. Edo comptait 1 million d’habitants. Elles offraient un marché énorme pour la vente de ces ouvrages. Certaines librairies étaient même spécialisées dans ce domaine.

II / Les phases du Rangaku

Les débuts limités du Rangaku (1640-1720)
Après la fermeture du Japon à l’étranger, les seuls livres étrangers autorisés au Japon étaient les livres traitant de navigation marine, ainsi que les livres de médecine.
Outre ces quelques traductions, au départ, seul un petit groupe de traducteurs et interprètes japonais de Nagasaki, qui se transmettaient leur métier héréditairement, étaient autorisés à établir des liens avec les néerlandais de Dejima et pouvaient transmettre quelques nouvelles venues de l’étranger vers le Japon.

Les néerlandais, pendant leur voyage annuel à Edo, apportaient au gouvernement shogunal des « brèves lettres » dites « brèves lettre néerlandaises », qui résumaient et compilaient des nouvelles récentes de l’actualité mondiale.

Les néerlandais étaient officiellement chargés de faire le commerce de certains produits pour la compagnie néerlandaises des Indes orientales (VOC). Toutefois, celle-ci leur donna l’autorisation de faire du commerce privé, en leur nom et pour leur propre bénéfice mais en petite quantité. Ils vont alors développer le commerce des livres non censurés par le gouvernement d’Edo, ainsi que le commerce d’objets représentant la pointe de la technologie européenne de l’époque.
Dans la seconde moitié du 17° siècle, des japonais de haut rang,  purent se procurer ainsi des horloges, des télescopes, de la peinture à huile, des microscopes, des lunettes, des cartes, des globes, des animaux exotiques pour le Japon soit pour le plaisir personnel, soit pour des études scientifiques.

Dès cette époque, un chirurgien est affecté par la VOC à Dejima, pour les soins de la petite communauté néerlandaise. Toutefois, il est aussi requis de visiter l’élite japonaise de Dejima en cas de demande, notamment quand la médecine locale se révèle inefficace.
Un des premiers chirurgiens de cette époque est Caspar Schamberger. Il resta à Dejima de 1649 à 1751. Il joua un grand rôle dans le développement du Rangaku. Il participât 3 fois à la délégation néerlandaise qui se rendait chaque année à Edo. IL soigna plusieurs malades qui appartenaient à l’élite de la ville. Après son départ, son interprète japonais, Inomata Denbei, suivant les ordres, écrivit un rapport sur l’art chirurgical de Schamberger. Ce rapport suscita un immense intérêt chez les savants japonais et donna naissance à un style de chirurgie : « Caspar style surgery » (kasuparu ryû geka)


Libéralisation du rangaku (à partir de 1720) et diffusion du savoir occidental
Les restrictions sur l’importation et la traduction des livres étrangers furent levées par le shogun Tokugawa Yoshimune en 1720. De nombreux ouvrages rédigés par des japonais compilèrent et proposèrent des synthèses de la science occidentale transmise par les néerlandais, soit directement via les contacts à Dejima, soit par l’intermédiaire des ouvrages dont ils faisaient le commerce.

Par exemple, on peut citer le travail de Morishima Chûryô, publié sous le nom de kômô zatsuwa. Il traite de plusieurs sujets comme les microscopes, les montgolfières, la médecine occidentale, les techniques de la peinture, de l’imprimerie. Il décrit le phénomène de l’électricité, parle de la construction navale et fait le point sur les connaissances géographiques des européens.

Le savoir du rangaku se diffusa de plus en plus dans la société japonaise grâce aux écoles qui l’ abordaient dans leurs enseignements. En plus des traditionnels terakoya (les écoles attachées aux temples bouddhistes), le Bakufu ouvrit plusieurs écoles nationales au début du 19°s, qui contribuèrent à l’essor du savoir venu d’occident.

Au 19°s, certains scientifiques de Dejima bénéficièrent d’une grande liberté, comparé à leur prédécesseur, et purent librement nouer des liens avec les japonais.
Siebold par exemple, put établir des liens étroits avec des étudiants ou des scientifiques japonais. Il eu même le droit d’ouvrir une école de médecine en dehors de Dejima, la Narutaki Juku. Cette école était fréquenté par des dizaines de personnes qui venaient de tout le Japon.

Le Rangaku devint à cette période un sujet de débat lié avec la question du maintien ou de l’assouplissement du Sakoku.
En effet, en 1825, une loi rappelait la nécessité de repousser les bateaux étrangers. Elle fut appliquée en 1837, quand un navire américain, le Morisson, chercha à accoster au Japon, notamment pour tenter d’établir des relations commerciales. Il fut repousser sans ménagement. Cet évènement suscita les critiques des savants japonais.
Ces derniers avaient en effet critiqué le Sakoku et demandaient une plus grande ouverture du pays. Ils demandèrent aussi plus de souplesse vis-à-vis des étrangers, à l’exception des néerlandais, qui cherchaient à entrer au Japon, et qui étaient passibles de la peine de mort.
Ainsi, en 1839, le shogun ordonna aux savants spécialistes de cesser leurs activités. Certains, comme Watanabe Kazan se suicidèrent à cette occasion.

Pendant plus de 200 ans, le Rangaku fut une chance dans le Japon du Sakoku. Il permit au pays de rester, même partiellement, dans le flux de la modernisation du monde et de l’essor de la science, extrêmement rapide en occident entre le 16° et le 19°siècle. Grâce au Rangaku, le décalage scientifique qui séparait le Japon et l’occident ne fut pas insurmontable. Au moment de l’ouverture, le Japon put ainsi en quelques années le niveau atteint par l’occident.


III/ Les différents domaines du Rangaku

La médecine

Au 18°s, il y eut un débat chez les médecins japonais entre les partisans de la médecine traditionnelle d’origine chinoise et les partisans de la médecine occidentale.
Ces derniers traduisirent et compilèrent de nombreux ouvrages introduits par les néerlandais. Parmi ces derniers, le « nouveau texte sur l’anatomie » (1774), de Kaitai Shinshou, remporta un grand succès.
Les japonais commencèrent à pratiquer des expériences médicales et des dissections de cadavres.


Au 19°s, dans certains domaines, les médecins japonais dépassèrent même leur confrère de l’ouest.
En 1804, Seishu Hanaoka réalisa la première anesthésie générale au monde pour une opération chirurgicale chez une patiente atteinte d’un cancer du sein (ablation d’un sein). Le chirurgien combina des techniques chirurgicales d’origine occidentale avec l’utilisation d’herbes chinoises pour l’anesthésie.

Les sciences physiques et la chimie

2 auteurs japonais sont restés célèbres pour avoir traduit et compilé plusieurs ouvrages de sciences physiques d’origine néerlandaise. Shizuki Tadao, en 1798 publie le Rekishou Shinsou, dans lequel il fait le point sur les théories de Newton et introduit les notions de gravité et d’attraction au Japon. C’est lui qui traduit et forge les termes japonais de jûryoku et inryoku.

Hoashi Banri publie le Kyûri tsû en 1810 où il fait une synthèse des connaissances de la physique de l’époque.

A partir de 1770, les expériences sur l’électricité devinrent populaires. Des machines inspirées par la « bouteille de Leyden », capable de produire de l’électricité, parvinrent au Japon et furent même copiées. La version japonaise date de 1776 et fut appelée « elekiteru » .

Cette machine fut vendue comme étant utile pour soigner certaines maladies, grâce aux décharges qu’elle provoquait et aux chocs électriques. A cette époque on ne savait pas utiliser l’électricité pour d’autres choses.

En 1840, Udagawa Yöan, publie un ouvrage (Seimi Kasou) dans lequel il décrit le principe du fonctionnement de la pile électrique inventée par Volta 40 ans auparavant, en 1800. Udagawa parvint à fabriquer lui-même une pile identique.



La chimie

Udagawa fut le premier scientifique japonais à introduire au Japon les idées de Lavoisier, célèbre chimiste français, au Japon.

L’optique



C’est un néerlandais qui en 1608 inventa le télescope.
Le premier télescope introduit au Japon fur offert par un capitaine de vaisseau anglais à Ieyasu Tokugawa en 1614, avant le Sakoku.
Après le Sakoku, les néerlandais continuèrent d’informer les japonais des évolutions techniques du télescope en Europe et des centaines de télescopes furent importés au Japon. A Edo, c’était à la mode de regarder les étoiles à travers ces instruments mystérieux venus de l’étranger.
En 1831, Kunitomo Ikkansai parvient à construire le premier télescope japonais. Il étudia notamment la topographie lunaire et les tâches solaires. Il en construisit plusieurs par la suite dont 4 restent encore aujourd’hui.
             


Parallèlement aux télescopes, les microscopes furent introduits au Japon. Ils servaient notamment à l’étude des insectes.


La mécanique

Les automates européens (personnages miniatures capables de mouvements) furent introduits au Japon et furent étudiés. Les japonais s’en inspirèrent  pour construire les karakuri, des poupées mécaniques très à la mode au 18 et au 19° siècle. Au départ, les mécanismes complexes qui permettaient de générer des mouvements et des séquences animées avaient un but essentiellement ludique. Toutefois, à partir de la révolution industrielle, les connaissances mécaniques seront mis au service de la construction de machines complexes utilisées pour la production dans les usines.


Les horloges

Les horloges mécaniques furent introduites pour la première fois par les missionnaires jésuites au 16°s. Elles continuèrent à être importés au Japon par Dejima. Les japonais parvinrent à les étudier et à en fabriquer sous le nom de « wadokei ».


Les progrès des wadokei furent considérables. En 1851, Hisashige Tanaka construit la « mannen Jimeishou », une horloge qui sonne chaque heure et qui n’a besoin d’être remonté qu’une fois par an. (remonter le mécanisme d’une horloge ou d’une montre permet d’accumuler de l’énergie dans les ressorts, qui va ensuite être très doucement libérée pendant un an).

Les pompes

En Europe, les pompes à air ont été mises au point par le savant irlandais Boyle au 17° siècle. Au Japon, c’est Aoji Rinsou qui décrit pour la première fois cet objet dans son ouvrage « observations atmosphériques ».


Plusieurs applications pratiques furent  développées, notamment pas Kunitomo Ikkansai. Au départ, il copie les fusils à air comprimé néerlandais et fabrique une version japonaise dans les années 1820


Plus tard, il s’inspire de cette technologie pour développer 2 applications nouvelles. Il invente d’abord les lampes à huile ‘perpétuelles’, l’huile venant recharger la lampe grâce à un mécanisme fonctionnant avec de l’air comprimé. Ensuite, il met un point un système d’irrigation des rizières par air comprimé, la pompe étant actionné par la force d’un buffle.



Les objets volants

 
Dessin extrait d’un japonais de 1787.

La première expérience de vol d’un Montgolfière a lieu en France en 1783. Dès 1787,  cette information parvient au Japon.
En 1805, l’expérience est répétée dans l’archipel par les scientifiques présents dans la mission « Kruzenshtern ». Cette mission russe, dirigée par l’amiral du même nom, met en effet le pied en Japon en 1805 à Nagasaki.
Au 19° s, les japonais feront à leur tour plusieurs expériences. A l’époque Meiji, les Montgolfières seront utilisées pour des usages militaires.

Les machines à vapeur

  
Extrait d’un livre portant sur les machines occidentales rédigé en 1845 mais publié seulement en 1854 à cause de l’interdiction à l’époque d’Edo, avant le Bakumatsu, de publier des livres sur la construction de gros bateaux. En effet les japonais avaient interdiction de sortir du Japon.


Depuis le début du 19°s, l’existence en occident des machines à vapeur est connu au Japon. Il faut attendre 1853 pour qu’une démonstration soit faite à Nagasaki par le premier ambassadeur russe à son arrivée. La même année, Tanaka Hisashige fait les premiers essai pour construire une machine à vapeur similaire. Les progrès sont par la suite continus.



Géographie

A l’époque du Sakoku, les connaissances géographiques  des japonais sur le monde sont alimentées et mises à jour  par des ouvrages chinois et des ouvrages européens provenant de Dejima. Les premiers globes sont importées. En 1690, Shibukawa Shunkai fabrique le premier globe japonais papier mâché.



Des cartes du monde sont reproduites dans les ouvrages japonais comme celui de Shiba Kôkan en 1792.


Au 18 et au 19° s, les géographes japonais entreprennent de cartographier le Japon en utilisant les techniques occidentales



Biologie et naturalisme
La description des êtres vivants au Japon a fait de nombreux progrès grâce à Siebold, un médecin allemand embauché à Dejima, passionné par l’étude de la nature. Il passait son temps libre a exploré la nature japonaise et à décrire la faune et la flore. Il a inspiré ensuite de nombreux savant japonais comme Itô Keisuke. L’entomologie s’est aussi beaucoup développé au Japon à cette époque grâce aux microscopes.


Le « rangaku inversé »
Le Rangaku inversé désigne les avancées scientifiques et techniques crées par les japonais à l’époque d’Edo et diffusées vers l’Europe. Les cas sont assez rares en dehors des ouvrages consacrées à la sériculture. En 1803, un traité consacré à l’élevage des vers à soie, et à la fabrication du fil de soie est exporté par Siebold (le médecin de Dejima)et est traduit en français et en italien en 1848. Cet ouvrage contribua au perfectionnement de l’industrie de la soie en Europe.


Conclusion : le Rangaku après Perry

Avec l’ouverture du Japon en 1853, les échanges scientifiques entre le Japon et le reste du monde ne sont plus le monopole des néerlandais.
Pour convaincre les japonais d’accepter ses propositions, Perry, qui connait la soif de savoir des japonais, arrive avec deux cadeaux, qui sont à la pointe de la technologie de l’époque : un télégraphe et un petit train à vapeur, avec des rails. Ces deux objets sont immédiatement étudiés par des savants locaux. 

Pendant les dernières années de l’époque d’Edo, il était désormais possible aux étrangers de venir au Japon et aux japonais de se rendre à l’étranger. Les contacts intellectuels furent  encouragés : des étrangers furent engagés au Japon à grand frais pour y apporter leur savoir tandis que des délégations japonaises et des étudiants sillonnaient le monde occidental pour y étudier afin de rapporter leur savoir au Japon. A partir de ce moment la diffusion de la connaissance passa par une multitude de canaux différents et ne se limita plus à la voie néerlandaise.

Toutefois, ces derniers continuèrent à jouer un rôle important pendant quelques années, notamment dans le domaine de la construction navale. Longtemps interdite à l’époque d’Edo la construction de gros navires fut désormais encouragée par le gouvernement. IL s’agissait de doter le Japon d’une marine de guerre capable de s’opposer à une éventuelle colonisation étrangère. Des chantier navals (construction) et un centre d’entrainement naval fut fondé à Nagasaki en 1855 et ce sont les néerlandais qui furent responsable de la formation.  Des amiraux japonais furent même envoyés au Pays Bas pour parfaire le formation.

Les savants japonais spécialistes du Rangaku continuèrent leurs activités pendant le Bakuhatsu. Toutefois, ils puisèrent désormais le savoir à des sources multiples. La langue anglaise, comme langue d’échange et de savoir remplaça bientôt le néerlandais.


Bibliographie

Histoire du Japon, Edwin Reischaueur

Nombreux articles sur Internet dont :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Si%C3%A8cle_d%27or_n%C3%A9erlandais
http://en.wikipedia.org/wiki/Rangaku


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